Par Jeanne Vinteuil
Jeanne a perdu sa mère à 25 ans, et sa tante a également souffert d'un cancer du sein. Lorsqu'on lui a diagnostiqué un cancer du sein triple négatif (CSTN), ses enfants étaient encore très jeunes. Sur son blog, www.triplenegatif.blogspot.com, Jeanne explore les multiples facettes du sein : celui de la femme, de la mère, de la malade, puis celui du sein reconstruit. L'hérédité et la filiation, mais aussi la foi, sont questionnées avec une profondeur lyrique, presque poétique, et une grande introspection.
Le premier extrait évoque l'annonce de sa maladie, tandis que le second fait le parallèle avec sa mère, décédée d'un cancer du sein bilatéral, et sa décision de demander une mastectomie, suivie d'une mastectomie prophylactique de l'autre sein.
Chapitre 8 : le flottement
Suivit alors une période de flottement.
Comme sur un tapis volant, j’avais quitté la terre ferme. Déséquilibrée, je surplombais le sol : selon les mouvements d’air et le pilotage, ma perception de l’importance et de la forme des événements variait. Tout prenait un nouveau relief.
Désorientée sur mon tapis volant, j’avais un peu de nausée.
Les autres marchaient sous mes yeux, bien assurés sur terrain plane. Ils pouvaient continuer à jouer, tandis que le feu rouge du Mille bornes me retenait, immobilisée, empêchée. « Toi, tu ne joues plus ».
Le voleur était disposé sur mon terrain de Catan, j’étais coincée. Aspiration vers la mort. Angoisse. Les autres joueurs poursuivaient leur progression, moi j’étais éliminée.
Je jouais avec mes enfants, pour gagner encore un peu de temps à jouer avec eux, tant que c’était possible. Désormais, l’enjeu, c’était la vie. Ces pannes, ces feux rouges, ces crevaisons devenaient tangibles et terrifiants.
Dans les transports en commun, à la queue dans les boutiques : combien sont en tapis volant à nos côtés ? Qui est en chimiothérapie dans cette salle d’attente ou dans ce cinéma, sans que cela ne se voie ni ne se sache ? Qui ressent, tout près de moi peut-être, dans les tréfonds de son ventre les angoisses terribles de la fin de partie ?
L’indicible impression de la fin. Aujourd’hui, je l’ai oubliée, et, comme les autres que je voyais marcher tranquillement, je ne parviendrais plus à ressentir ce que je ressentais, si je l’essayais, artificiellement. L’aspiration vers la mort. L’angoisse.
Or je me demandais parfois si je ne jouais pas à me faire peur : dans quelle mesure mon cas était-il vraiment grave ?
Prendre la tangente
Prendre la tangente devint mon programme. Je tâchai de me retracer le parcours maternel pour m’en écarter et prendre le large.
En m’endormant, tel le petit Marcel fasciné par les ombres de Golo et Geneviève de Brabant, je faisais tourner autour de ma chambre les événements et les dates : un voyage en famille durant lequel elle était épuisée et ne supportait plus aucun plat épicé ; un jour de Noël, squelettique, le bras gonflé de lymphe ; son visage émacié souriant à une amie, dans une chambre d’hôpital ; je tâchais d’en rétablir la chronologie grâce à tel diplôme que j’avais obtenu ou raté, telle étape heureuse ou malheureuse de ma vie sentimentale, la naissance d’un neveu. Je reconstituais péniblement les rémissions et les rechutes, et la propagation fatale des métastases aux autres organes.
En revanche, je refusais absolument de consulter son dossier. Je le laissai dans une enveloppe en kraft, toujours posée sur mon étagère, que je donnai à lire à ma chirurgienne. « Cela n’a rien à voir » me dit-elle pour mon plus grand plaisir. Depuis, je l’ai parcouru de travers et je me demande si mon cas n’était finalement pas plus grave...
Jouons à nous faire peur.
Alors, aux grands maux, les grands remèdes, prenons la tangente : tranchons dans le vif.