Ceci est le deuxième billet de blogue sur l’humour en temps de crise. Le premier billet se trouve ici. Anne Kristiansen vit en Colombie-Britannique et est spécialiste de l’histoire de l’art, enseignante et auteure. Également survivante d’un cancer du sein triple négatif, elle a écrit un livre, Angel in the Marble, qui relate son expérience avec la maladie, les médecins, la mastectomie, la chimiothérapie, l’estime de soi et autres défis auxquels les personnes atteintes d’un cancer du sein doivent faire face. Son récit est vrai, honnête et souvent plein d’humour.
Les deux textes qui suivent sont extraits de son livre (traduction libre), dont vous pouvez obtenir un exemplaire dédicacé (disponible en anglais seulement) sur son site Web.
Feu, brûle; et chaudière, bouillonne!
À la minute où l’on apprend que l’on a un cancer du sein, on commence à chercher une cure miracle. Pour moi, ça consistait à tout connaître sur la maladie et à revoir mon mode de vie dans son intégralité : exercice physique, pratique spirituelle, alimentation. En quelques jours, je connaissais les dernières avancées dans la recherche contre le cancer et j’avais découvert la dernière potion magique à la mode pour remédier au problème! C’est donc avec hargne et désir de vengeance (voire de canonisation) que je me consacrai, corps et âme, à cette cure miracle : le curcuma. J’en prenais quatre pilules par jour et buvais du lait d’or indien, du thé au citron et au curcuma, matin, midi et soir. Ma peau prit une couleur orange-Trump, les comptoirs de ma cuisine furent tâchés de jaune à jamais et je me sentais d’enfer! Je prenais des shots de vinaigre de cidre de pomme suivis de jus de grenade. J’engloutissais chanvre, graines de chia, lin et pollen d’abeille. Et puis un jour, ma fille, Sonja, apporta à la maison le Saint Graal : un robot-cuiseur Vitamix qui allait devenir mon chaudron magique, ce contenant sacré dans lequel je préparerais toutes mes concoctions en n’oubliant pas d’y ajouter moult chou frisé, gingembre, bleuets et eau de coco.
Faute d’incantations appropriées, j’adoptai de nouveaux mantras contenant les mots « antioxydants », « alcalin » et « fibres ». La viande rouge fut bannie de notre alimentation ainsi que tout produit non bio. J’expurgeai le garde-manger et érigeai un autel aux thés bios. Abandonnée dans son coin, notre nouvelle machine à cappuccino ramassait la poussière. Mes pratiques commençaient à prendre un tour fanatique. Je m’étais créé des adeptes, qui commençaient à partager ma ferveur religieuse. Ainsi, après avoir pourchassé mon mari pour avoir essayé d’introduire un steak dans la maison, il se mit à préparer des repas sans viande le lundi soir. Même le chat mangeait de la nourriture bio – de la pâtée de poulet élevé dans des conditions humaines à trois dollars la canette (si seulement elle avait pu apprendre à chasser les souris...). Et, comme dans tout mouvement extrémiste, les choses prirent des proportions démesurées, comme ce jour où la rage m’envahit quand quelqu’un ramena à la maison des œufs de poules élevées « en liberté » au lieu d’œufs de poules élevées « en libre parcours ». Ou encore, quand je passai plusieurs nuits blanches à me demander si les avocats faisaient partie des 12 aliments qui retenaient les pesticides. Et puis, je me mis à manger des noyaux d’abricots, très prisés d’une tribu du nord du Pakistan chez qui, bizarrement, le cancer n’existe pas. Je commençai par un, puis deux, puis quatre pour finir par une poignée par jour. Je surpris mon mari en train de pratiquement s’injecter du thé d’hibiscus sous prétexte que cette fleur fuchsia était un remède miracle contre l’hypertension. Nous étions complètement atteints, fadas, accros! Notre maison était prise d’une hystérie holistique!
Et puis, ma chimiothérapie a commencé et l’arsenal de smoothies au chou frisé et au curcuma resta sur les tablettes du réfrigérateur.
Après ma première matinée de chimio, je sombrai dans un sommeil embrouillé, le cerveau rempli de dattes Medjoul qui dansaient dans tous les sens. Après ce cocktail toxique, je me réveillai et me traînai jusqu’à la cuisine. J’y trouvai mon mari, les yeux écarquillés, visiblement défoncé aux baies de goji. J’ouvris le réfrigérateur pour prendre une dose de drogue dans ma réserve de verdure et là, je fus prise de nausées. La pensée de ne serait-ce qu’une seule feuille de chou frisé ou d’un seul morceau de gingembre m’avait soulevé l’estomac! Cherchant avec frénésie dans mon garde-manger digne d’un étalage de Whole Foods, je m’exclamai : « on n’a même pas un biscuit, du pain blanc ou une Pop-Tart? ». Mon mari devint soudainement très calme. Doucement, il vint dans le garde-manger, enleva les sacs de graines de chia, de riz bio à grains longs et de noyaux d’abricots, et me montra, d’un geste solennel, un paquet de Saltines et des canettes de soda au gingembre 100 % sucre. Il me connaît bien. Il semblait émaner de ces trésors cachés une certaine aura — ou peut-être était-ce le brouillard cérébral lié à la chimio?. Je ne suis pas certaine, mais il me semble avoir aussi entendu des anges chanter. Je fus attirée par la lumière, ce souper sacré, l’Eucharistie. Mon estomac se calma et un sentiment de gratitude m’envahit. Redoublons, redoublons de travail et de soins. Feu, brûle; et chaudière, bouillonne. Que les vieilles sorcières de Macbeth soient damnées! La noirceur s’en alla et une douce sérénité m’enveloppa. Comme un retour à la source, je fus envahie par des souvenirs de mon enfance, de la nourriture réconfortante et l’amour de ma mère. J’étais sauvée. Hallelujah!
Le petit frère de Docteur Doogie
Huit mois après ma première opération, je me rendis chez mon chirurgien plastique pour le remplissage bihebdomadaire de mon sein en préparation de la reconstruction mammaire. J’en avais fait une routine : faire le plein, récupérer mon linge à la blanchisserie et me faire injecter une solution saline dans le sein. J’avais fini la chimio et j’arrivais à travailler un peu et à donner, de la maison, des cours de développement professionnel à mes étudiants. Grant et moi étions en train de préparer un voyage en Italie pour l’été. La peur de mourir s’était estompée sans toutefois disparaître totalement. Arrivée au cabinet, on m’apprend que le Dr McDreamy n’est pas là et qu’il participe à une convention à Toronto. Vraiment? « Chérie, je pars. Je vais à une convention à Toronto. À lundi! » Pour mon mari, quand c’est la semaine de ramassage des déchets organiques, c’est tout un événement! Certaines personnes ont la belle vie... L’infirmière m’ayant affirmé que le collègue du Dr McDreamy était un excellent médecin, je me dirigeai vers la salle d’examen sans arrière-pensée.
Quelques minutes plus tard, un adolescent prépubère entra lui aussi dans la salle d’examen en me demandant comment j’allais. Il ne devait pas avoir plus de 14 ans et sentait le Clearasil. Pendant qu’il se présentait à moi, je jetai un rapide coup d’œil au diplôme accroché sur le mur, qui confirma mes craintes : c’était bien lui mon médecin. Malgré mes doutes concernant toute personne recevant un diplôme en médecine au 21e siècle, c’était écrit noir sur blanc. Il était grand, dégingandé et avait quelques marques d’acné sur les joues. Étaient-ce des broches sur ses dents ou le reflet du soleil sur ses lunettes progressives? Sa voix était légèrement cassée et on devinait un semblant de barbe sur son menton. Je m’assis sciemment sur le papier chiffonné de la table d’examen que je connaissais bien maintenant. Bizarrement, je trouvais ça drôle. Ne voilà-t-il pas que ce jeune homme au visage poupin me demanda d’enlever mon chandail! Je suis sûre qu’on était au secondaire ensemble! Il n’avait pas changé alors que moi, j’avais un peu « mûri ». Si j’avais vieilli comme un bon vin, lui n’était encore qu’une grappe de raisin Concord sur la vigne! Il sembla discerner ma gêne. Rougissant à profusion, il me demanda si ça ne me dérangeait pas. On aurait dit qu’il venait de se rendre compte que je pouvais être sa mère — voire, certainement même, sa grand-mère! Son embarras avait quelque chose de charmant et j’eus l’impression qu’il n’avait pas l’habitude de faire cela. Je lui assurai que tout allait pour le mieux et qu’il s’agissait juste d’un moment d’hésitation. Il prit la seringue et injecta la solution avec précaution et précision. En plein dans le mille! La procédure s’était passée sans incident et on sentait qu’il était soulagé.
Il me donna des instructions concernant le prochain rendez-vous et me dit que je pourrais enlever le pansement dans quelques heures. Il semblait essayer de détourner le regard et garder une attitude professionnelle convaincante. Mais, pour moi, il était évident qu’il s’agissait de sa première fois et qu’on aurait pu, finalement, partager là une cigarette.