Dans notre rubrique mensuelle, la rédactrice en chef et auteure Adriana Ermter raconte son expérience du cancer du sein.
Par Adriana Ermter
J’ai commencé à compter le nombre de fois où je m’inflige une correction affective chaque jour. J’entends par là toutes les critiques méchantes, cruelles et blessantes que je me dis en silence, dans l’intimité de mon esprit. Hier, j’ai atteint le chiffre vingt-deux, le record de la semaine. Jusqu’à maintenant, aujourd’hui, je suis rendue à sept pensées cinglantes. Il est neuf heures du matin et mon réveil a sonné à six heures trente.
Je ne suis pas fière de cela. Je ne suis même pas certaine qu’il est avisé de partager des informations aussi personnelles dans un article, mais je suis ici pour être honnête et écrire à propos de sujets que la plupart d’entre nous veulent cacher. Néanmoins, ce texte me rend nerveuse. Je crains ce que les gens, mes proches qui ne savent pas que je suis dans cet état d’esprit, vont penser lorsqu’ils liront cette histoire. Mes mots, ma vérité, mes propos dans cet article s’avèrent embarrassants. Je sais que ce n’est pas bien. Je pourrais et je devrais faire mieux. Je ne dirais jamais à ma mère, à mes sœurs ou à une amie ce que je me dis à moi-même, mais c’est plus fort que moi.
Le jeu des reproches
Je n’arrive pas à déterminer le jour précis où j’ai commencé à être intérieurement désobligeante envers moi-même. Je sais seulement qu’il s’agissait d’une réponse à une impression de perte de contrôle. Après la réception de mon diagnostic de cancer du sein, j’ai perdu des morceaux de moi-même, dont ma dignité, ma force physique, ma féminité, ma sveltesse et mon amour propre. Chaque partie m’a filé entre les doigts, tranquillement, silencieusement. Pour me punir, parce qu’il fallait bien que je jette le blâme sur quelqu’un, j’ai commencé à me reprocher toutes les mauvaises décisions que j’avais prises au cours de ma vie. Et quand je n’ai pas obtenu le résultat escompté, j’ai fouillé dans les histoires tordues et inventées que je me racontais sur moi-même. Je tentais de déceler laquelle était responsable de l’apparition de la tumeur qui se développait en moi parce que c’était et c’est de ma faute si je souffre de cette maladie.
Quand j’ai partagé cette théorie avec mon oncologue, il a refusé d’y croire. « Le cancer du sein surgit de façon aléatoire, m’a-t-il affirmé. Tu n’as pas attiré le cancer dans ta vie. Arrête de chercher des réponses alors qu’il n’y en a pas. » J’ai tenté de suivre son conseil, mais c’était difficile. Ma douleur postopératoire, les analgésiques, l’épuisement et le sommeil ont réussi temporairement à mettre en sourdine mes pensées tumultueuses et j’étais reconnaissante du répit. Puis, deux semaines après l’intervention chirurgicale, au moment où j’étais retournée travailler à temps plein et que j’avais amorcé mes traitements quotidiens de radiothérapie, boum ! Les pensées négatives sont revenues et cette fois-ci, elles me disaient surtout que j’étais stupide.
Ne pas se sentir à la hauteur
Pour être honnête, je ne crois pas réellement être stupide. Avec un QI de 134, j’occupe la deuxième place dans ma famille avec ma nièce qui, avec son QI de 142, détient le titre d’intello la plus intelligente du groupe (en plus d’être drôle, impertinente, bienveillante, talentueuse et jolie). Avant mon cancer, j’étais la reine des tâches multiples, je pouvais convertir les pesos en dollars sans calculatrice et j’apprenais les langues en un rien de temps. Après le cancer, ces parties de moi se sont étiolées et je m’en ennuie. Ma mémoire n’a pas pu résister à l’épuisement psychologique causé par mon diagnostic et à l’exténuation physique de l’opération et du traitement. D’ailleurs, mon corps tente encore de s’en remettre.
Je peux très bien me souvenir du papier peint à fleurs jaune, orange et vert du mur de la cuisine de ma maison d’enfance aussi clairement que si c’était hier. Je peux énumérer les noms et décrire les odeurs de chacun des parfums portés par ma mère, mes sœurs et moi et je peux raconter avec moult détails la fois où j’ai gagné un pari en mangeant en entier un cheeseburger (avec supplément de cornichons) posé sur un gros beigne (c’était délicieux). Mais me rappeler le titre du livre que je suis en train de lire, combien me coûte mensuellement mon espace de stationnement et avec qui j’ai un rendez-vous sur Zoom demain ? J’en suis incapable. Ces informations demeurent presque toujours hors d’atteinte, bien cachées dans le brouillard causé par le cancer du sein.
Vivre dans la brume
Selon la Breast Cancer Organization, les traitements contre le cancer comme les interventions chirurgicales, la chimiothérapie, la radiothérapie et les médicaments d’hormonothérapie peuvent engendrer des effets secondaires sur le sommeil, la mémoire et la concentration. Cela s’appelle le « brouillard cognitif » causé par le cancer du sein. Chez moi, ce brouillard s’est avéré épais, dense et opaque, surtout pendant les dix-huit mois qui ont suivi mon opération. Il a effacé de ma mémoire le nom des personnes et a diminué ma capacité à discuter de façon éloquente puisque j’oubliais souvent de quoi je parlais au milieu d’une phrase. Je pouvais seulement me souvenir d’une chose à la fois, mais sans savoir pendant combien de temps. Je devais alors consigner par écrit dans un cahier ou sur mon iPhone tout élément que je jugeais important. Encore aujourd’hui, il s’avère normal pour moi de déployer des efforts pour me rappeler quel jour nous sommes en me réveillant le matin. Me concentrer sur une tâche ou une conversation continue à m’occasionner des maux de tête sourds. Des vagues de fatigue me happent et me drainent à des moments aléatoires, ce qui me donne constamment une folle envie de dormir. Je ne me suis jamais sentie aussi vulnérable, incompétente et si peu sûre de moi… en particulier au travail.
Tout de suite après mon opération, alors que je travaillais encore dans un bureau, les deux hommes de mon équipe sont devenus experts dans l’art de terminer mes phrases quand j’en devenais incapable. Je leur avais parlé du brouillard cognitif dont je souffrais et ils s’étaient contentés de sourire et de dire : « Nous serons là pour toi. » Ils m’ont soutenue quand j’avais besoin de tout prendre en note lors des réunions, de confirmer les étapes à venir et les résultats obtenus. Ils m’ont constamment gardée au courant des progrès réalisés. Je n’aurais pas pu demander de meilleurs collègues. Les deux nageuses synchronisées âgées de onze ans que j’entraîne à temps partiel se sont également ajustées à mon unique façon de faire. Puisque je n’arrivais pas à me rappeler plus d’une idée à la fois, j’enregistrais mes commentaires sur mon iPhone alors que je les regardais nager. À la fin de leur séquence, elles revenaient sur le bord de la piscine et je leur faisais écouter mon enregistrement. Trop souvent, j’ai oublié les nouveaux noms des figures imposées en natation artistique ce qui me forçait à utiliser la vieille terminologie. Les filles ont été remarquables et ont simplement accepté la situation. Je les entendais parfois dire aux autres athlètes : « Nous savons que c’est la queue de poisson, mais Adriana aime appeler cela la grue, alors nous le faisons aussi. » La seule différence entre mes jeunes athlètes et mes collègues de travail était que les filles ne savaient pas que mes trous de mémoire étaient dus au cancer du sein. Elles, ainsi que l’équipe de sept athlètes âgées de 13 à 15 ans que j’ai entraînée l’année suivante, m’ont simplement acceptée telle que j’étais et se sont habituées à mon utilisation de la vidéo, à ma rétroaction enregistrée et à mes plans de leçon structurés et tapés à l’ordinateur.
La mise en place d’une structure dans ma vie quotidienne ne s’est pas révélée aussi facile. On m’avait avertie qu’il se pourrait que je me sente fatiguée et désorientée pendant mon parcours contre le cancer. Cela a été le cas. On m’avait également dit qu’une fois que les effets cumulatifs des traitements se seraient dissipés, soit environ six à douze mois après ma dernière séance de traitement, ma mémoire reviendrait et je me sentirais revigorée. Cela n’a pas été le cas. C’était la faute du tamoxifène, ce médicament chimiothérapeutique qui bloque l’œstrogène que je prends maintenant quotidiennement et qui compte parmi ses plus de vingt effets secondaires le brouillard cognitif, les sueurs nocturnes, le gain de poids, les douleurs articulaires et les bouffées de chaleur.
Atteindre un point de rupture
Les conséquences du tamoxifène sur ma mémoire qui battait déjà de l’aile ont été le clou dans le cercueil. Je pensais que les aspects les plus difficiles du cancer du sein seraient derrière moi à la fin des traitements. Je croyais que je pourrais alors aller de l’avant, mais la ménopause induite par le tamoxifène et les effets secondaires de ce dernier m’ont gardée prisonnière. Le manque de sommeil — causé par le besoin impérieux de me lever toutes les deux heures pour aller à la toilette et les sueurs nocturnes m’obligeant à changer mon pyjama tout mouillé pour un autre — m’a rendue sonnée et grincheuse le matin. Les nausées, la vision floue, les vertiges, la désorientation et les raideurs étaient eux aussi impitoyables. Les médecins m’avaient pourtant dit que ces symptômes s’atténueraient après les six ou sept premiers mois de prise du médicament, mais ce n’est jamais arrivé.
Les moments incontrôlables de tristesse et de dépression sont arrivés, eux. Ces émotions m’ont submergée, puis m’ont entraînée dans une obscurité tellement profonde que je croyais ne plus jamais redevenir celle que j’étais avant le cancer. Les pensées cruelles et les insultes que je m’infligeais étaient maintenant amplifiées et jouaient en boucle dans ma tête.
Cette lutte contre ce monologue intérieur jumelée au brouillard cognitif a aggravé mes maux de tête. Ces derniers ont altéré ma vision : ma vie n’était plus composée que d’images aux contours flous et tachés. Ils ont contribué à mon isolement. Ils ne m’ont laissé que suffisamment d’espace émotionnel et d’énergie physique pour rentrer péniblement à la maison après le travail, nourrir ma chatte Trixie-Belle et soit tomber sur le canapé ou soit me diriger directement dans mon lit pour y rester jusqu’au matin. Et rebelote. Ma vie était moche. Il devait y avoir quelque chose de mieux, de plus grand ailleurs. Il m’a fallu un certain temps, mais j’ai fini par joindre mon oncologue pour prendre rendez-vous. Après une série de tests sanguins, il m’a prescrit 5000 mg de vitamine B12 en vente libre à prendre tous les jours pendant les trois mois suivants et je l’ai écouté. Je consomme maintenant 1000 mg de B12 par jour. Cela a changé la donne.
Voir la lumière
Dans les 24 heures qui ont suivi la prise d’une première vitamine, je pouvais pratiquement entendre mes cellules cérébrales transmettre de l’information aux neurones, muscles et tissus dans ma tête et mon corps. Le brouillard cognitif était encore là, mais il était maintenant possible de percevoir un trait de lumière. Il m’a fallu un autre mois de consommation de B12 pour trouver suffisamment d’énergie pour obtenir l’aide d’une praticienne en médecine chinoise qui a recouru à l’acupuncture. Ma fatigue s’en est trouvée réduite encore plus. Elle m’a conseillé de boire plus d’eau, soit de passer de huit verres par jour à douze. Cela a contribué à éclaircir davantage mes idées. Je vais peut-être constamment aux toilettes, mais j’ai au moins l’impression d’avoir regagné une partie de ma liberté de penser.
Il y a trois mois, j’ai commencé à suivre une psychothérapie. Ces séances Zoom hebdomadaires d’une durée de 50 minutes apaisent les tensions dans ma tête et dans mes épaules. J’apprends de nouvelles façons de me réapproprier mon esprit, mon corps et mon estime de moi-même. J’aime ça. Il m’est étonnamment facile de partager mes sombres pensées intimes avec mon thérapeute et cela me redonne de l’espoir. Bien que je sache qu’il se peut que mon cerveau et mon corps ne fonctionnent jamais tout à fait comme avant mon cancer — je peine à l’accepter — j’arrive maintenant à me libérer de mon besoin de contrôle grâce à la méditation. J’aimerais dire que chaque matin, j’adopte une posture de yoga assise et que je respire profondément pendant vingt minutes sans être dérangée, mais ce serait mentir. La plupart des jours, je me contente de m’appuyer sur les coussins de mon canapé, encore vêtue de mon pyjama et de mon peignoir duveteux. Parfois, il ne faut que cinq minutes pour que mon esprit s’emballe et que j’arrête. Cela dit, je demeure constante dans mes efforts et je pense que c’est ce qui importe.
Je travaille consciencieusement à être plus patiente envers moi-même. Ainsi, quand je ne me souviens plus si j’ai appelé ma sœur pour jaser ou quand j’oublie d’acheter des œufs à l’épicerie pour la troisième fois de suite, je ne m’assaille pas automatiquement de mots cruels. Les noms des personnes ne m’échappent plus autant qu’avant et quand mon anxiété remonte et me dit que je ne suis pas assez intelligente pour diriger mon équipe de nage ou signer un nouveau contrat (je suis travailleuse autonome maintenant), j’arrive habituellement à me sortir de cet endroit en me parlant. J’essaie de remplacer les réflexions méchantes par de la gratitude. Je me dis que je suis reconnaissante d’avoir battu le cancer du sein ou d’être entêtée puisque cela m’a permis de persévérer et de mieux voir à travers mon brouillard cognitif. Il s’agit d’un processus et il faudra du temps pour que je puisse y parvenir sans y penser. En ce moment, mon objectif est d’être attentive et d’écouter quand je me réprimande en silence, puis de prendre une pause et de me dire que ce vieux comportement ne fonctionne plus. Dans le cadre d’un devoir reçu au cours de ma séance de thérapie de la semaine dernière, j’ai dressé une liste d’adjectifs positifs pour me décrire. Je n’y ai pas juste consigné de beaux mots qui sonnent bien, mais des qualificatifs qui, à mon avis, me représentent bien. Tenace, courageuse et authentique se sont retrouvés en haut de ma liste.
Adriana Ermter est une auteure et rédactrice primée. Vous pouvez lire ses écrits dans Figure Skater Fitness et IN Magazine, ainsi qu’en ligne sur les sites 29Secrets.com, RethinkBreastCancer.ca, Popsugar.com et AmongMen.com. L’ancienne chroniqueuse beauté du magazine FASHION et rédactrice en chef de Salon et Childview habite à Toronto avec sa chatte très gâtée Trixie-Belle. Vous pouvez la suivre sur Instagram au @AdrianaErmter